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Témoignage Paul Johson Ferme de la Montagne

A LA FERME DE LA MONTAGNE (le 8 février 1944)

Jonhson Owen Paul

Quand notre groupe du quartier général, vingt-deux en tout, atteint enfin la ligne de faîte de la colline en ordre dispersé et essayant de reprendre son souffle, nous pouvons voir à travers les branches des sapins la petite ferme reposant dans son champ loin en bas.

La terre promise ! Les cornes de l’autel ! Un port dans cette tempête ! Quelqu’un se laisse alors tomber sur le derrière et commence à descendre la pente en glissant et en dérapant dans la boue. Nous suivons tous en essayant de sourire comme si ce n’était qu’un jeu. Nos sacs surchargés cahotent derrière nous pendant que nous évitons les troncs d’arbre avec nos pieds, nos armes tenues au-dessus de la tête,comme si nous traversions un torrent à gué. Nous sommes si fatigués, abattus.
Marcher dans la neige lourde n’est pas drôle. Être traqués dans la neige lourde pendant quatre jours d’affilé n’est pas drôle. Essayer d’aller aussi vite que le capitaine Chabot nous menant impitoyablement à un train d’enfer n’est pas drôle du tout.  Le pas chasseur alpin est plus proche du petit galop que du trot. Dans l’air glacial l’effort brûle nos poumons,saisit et tétanise les muscles de nos jambes.

 

Quand Chabot s’arrête, c’est pour laisser les traînards combler leur retard Labonne avec sa vieille blessure à la cuisse, Tintin avec sa bonne quarantaine, moi avec mes ampoules en feu. Dès que nous le rattrapons, espérant un petit repos, il repart à nouveau.

Cette journée a commencé à trois heures du matin, par rassemblement devant la porte béante de la grange abandonnée de Macherieux. Complètement épuisés, nous avions trouvé le moyen de dormir pelotonnés les uns contre les autres sur le solen terre dans nos vêtements trempés et glacés.
La veille, dans la grange de Lantenay, nous avions connu le luxe d’un grenier à foin. Notre hôte, le petit instituteur manchot, avait même pu nous dénicher du pain. Ce fut le miracle de la multiplication des pains. En fait, c’est dans ce coin, comme je l’ai découvert plus tard, que j’ai perdu mon portefeuille avec du (faux) argent français et de (faux) papiers d’identité français.
Ce matin-ci, cependant, nous sommes partis l’estomac vide dans la nuit à travers bois guidés seulement par l’embrasement rougeâtre des villages en flammes dans la plaine en bas. Nous descendons tout droit à travers buissons et congères en trébuchant, puis traversons un ruisseau dont la surface gelée cède sous notre poids, nous enfonçant jusqu’à mi-jambe. Jurant, nous bousculant les uns les autres, glissant, tombant, titubant pour déboucher enfin sur le macadam.
Cette route goudronnée nous inspire une peur soudaine car elle mène tout droit au village de Corlier rasé et encore fumant. Nous suivons la route de Corlier, mais Chabot bifurque 200 mètres avant le village juste derrière le cimetière, montant à nouveau dans les sapins. Encore une heure de marche exténuante. Nous pénétrons dans un champ nous enfonçant dans la neige tôlée et tombons sur les traces laissées par une colonne allemande. Chabot ordonne une halte derrière un tertre et avance pour faire une reconnaissance.

De retour il me fait signe ainsi qu’à Maxime “Ils sont venus ici hier, mais n’ont pas eu le temps d’emporter nos provisions. Et regardez ça !” Mais nous regardions déjà. A cent mètres de là, la Ferme de Fez brûlait encore.(Pourquoi le nom d’une ville marocaine dans les montagnes du Jura ?) A la pointe du jour on pouvait discerner le toit partiellement effondré, de petites flammes léchant encore le bois.

Nous regardons un moment bouche bée avec effroi et colère. “Ils reviendront aujourd’hui. Les provisions sont dans la grange. Chargez les hommes au maximum ! Et vite ! “Couvertures, bottes, chaussettes de laine, cache-nez en flanelle, espadrilles,petits pois en boîte. (Quelqu’un avait conduit les Allemands à notre cachette de détresse, quelqu’un du pays.) Nous prenons un petit déjeuner avec des biscuits au chocolat et à la crème cachés dans le dessus d’un tonneau et remplissons nos bidons de vin glacé. Nous essayons des bottes, de grands bérets alpins, oubliant un instant notre abattement en nous vautrant dans ce luxe. Le petit Breton a trouvé un drapeau français sur une hampe plus grande que lui.

“En route !” Une traversée vers le bas par les bois donne dans une autre vallée, où la neige cède la priorité à la boue. La boue rassurante, comme si le fait de laisser la neige derrière nous permettait de changer de région.
Nous sommes maintenant à découvert, visibles du village en face. Nous traversons leurs vignobles en grimpant jusqu’à l’abri des pins, jusqu’au sommet.
Les hommes paraissent ridicules avec leurs sacs à dos bourrés qui débordent avec le butin de la ferme. De loin les vignobles nous avaient paru presque verticaux. Et cette boue ! Chabot, Ludo, Arthur paraissent incroyablement frais et dispos. Mais nous autres ! Tintin n’a même pas la force de rouspéter : il a le regard fixe et furieux. Breton se sert du drapeau roulé sur sa hampe en guise de béquille.
A la fin de notre glissade dans la boue par ce pré si raide, je me mets debout et me laisse emporter par la descente, trébuchant, courant,tanguant pendant ces trois centimètres jusqu’à la ferme. Le fermier est en train de fendre du petit boisai bord de son potager exigu. A côté de lui un épervier mort pend la tête en bas, attaché à une ficelle, fixée sur un arbre fruitier.
Pommier ou poirier ? Probablement poirier. Quelques minutes plus tard nous sommes déshabillés. Pantalons, chaussettes,chemises, chaussures pendent aux poutres de la cuisine, près de l’acheminée et sèchent devant le grand feu de Tintin. Il a placé un plein chaudron de petits pois directement sur le feu. On a vidé les bidons de vin glacé de Fez dans des seaux à lait qui se réchauffent à côté du feu. Nous attendons avec impatience et gourmandise ces petits pois, notre premier repas chaud depuis le début de l’attaque générale, il y a quatre jours.

Nous sommes assis, debout, accroupis dans la cuisine en fixant le chaudron du regard. Nous sommes installés, nous sommes sauvés, notre attention complètement relâchée, bien Ruchaud dans les murs de la “FERME DE LA MONTAGNE.”
On frappe doucement à la fenêtre; c’est le petit Sylvain Bigot du village deNivollet. Il explique à Chabot que la ferme a été occupée les dix derniers jours par Auger avec les jeunes recrues, mais que maintenant ils passent leurs journées plus haut dans les bois. Sylvain nous offre du pain. Arthur et Breton sont désignés pour aller à Nivollet. Les petits pois sont servis sur la table dans des bols en verre. Nous nous empressons autour.
Un second coup est frappé à la fenêtre; une femme paniquée. “Les Allemands sont dans le village de l’Abergement de Varey à deux kilomètres d’ici. Il faut décamper immédiatement”. Chabot acquiesce et remercie la femme avec un sourire.Il avale un bol de petits pois en toute hâte. Je le saupoudre de sel et m’en jette une pincée par-dessus l’épaule. Étonnement général J’explique cette superstition. Chabot rit, se lève, appelle Maxime, Terreur, le turbulent fils du maire de Bellegarde, et Lesombre, le second maître breton : “Plaçons des sentinelles !”

Moins de cinq minutes plus tard nous entendons deux coups de feu. Tout près.Nous nous raidissons, puis nous nous précipitons sur nos armes. Lesombre rentre en hâte : “Aux armes,les Boches sont là !”
Maxime entre tout essoufflé, son inséparable sacoche gonflée des papiers du quartier général suspendue à sa ceinture. Je saute sur mon pantalon. Le feu crépite de toute part.
Essayant de récupérer mes chaussures dans la cuisine je trouve les vitres des fenêtres brisées. Les tirs d’une mitraillette fracassent les bols sur la table, les petits pois sautant, volant, roulant partout. Je recule, trébuche sur les bottes de Chabot et les enfile (où est Chabot ? Mort ?) Des balles commencent à rentrer par la porte de derrière donnant sur le pré. Je peux voir un Allemand qui s’est faufilé derrière nous couché sur le ventre à l’abri d’un rocher.
Je demande à Marc Jaboulay et à Marquis de m’aider à boucher la porte ouverte avec des matelas et nous ouvrons le feu sur l’allemand qui se retire en vitesse enroulant sur lui-même. Un véritable feu d’enfer vient des trois autres côtes de la ferme. Maxime apparaît en gueulant : “Sortons ! Partons ! C’est un piège ! Il faut décrocher !” Les hommes hésitent. Maxime pousse dehors Radio II, pâle comme un linge, et le suit. Lesombre suit Maxime, puis les frères jumeaux Roche. Je piétine les quartz de ma radio et les jette au bas des escaliers de la cave, mais décide de garder les micro-codes dans ma poche. Je sors de la ferme.
Tout semble se passer au ralenti dans une incroyable cacophonie. Je reste à l’abri me plaquant contre le mur de la ferme et arrive près de Chabert, notre vétéran de la guerre civile d’Espagne, qui s’est bien planqué dans une encoignure. Je me tapis et gagne le jardin potager. Le fermier gît mort. Il a dû prendre un éclat. L’épervier continue à se balancer au bout de sa ficelle. Je peux voir Maxime et quelques maquisards traversant le champ en diagonale en direction des pins.
Un officier allemand sort en s’agitant de derrière la haie, montrant le champ en haut et criant à ses hommes comment corriger leur tir. Il est seulement à 30 mètres de moi. Je vise et appuie sur la gâchette, mais au même moment ma tête est presque arrachée par Chabert qui juste derrière moi tire sur l’officier tout un chargeur de sa Sten. L’officier disparaît de vue en tournoyant.
L’éclair bleu d’une grenade, une déflagration assourdissante m’ébranlent. Je suis étourdi, mais ne tombe pas. Je reprends mes esprits en clignant des yeux encore tout abasourdi. Me retournant je vois trois ou quatre maquisards rentrant dans la ferme. Je reconnais Tintin et nous échangeons un long regard. Labonne aussi. Je désigne les bois; ils disent non delatête.Je me rends compte qu’il faut agir. Je suis tout seul ici. Je vois quelques gars étendus blessés dans le pré. Il n’y a absolument aucun abri dans le champ. L’officier allemand devant moi est mort; ses hommes sont encore derrière la haie. Je commence à monter tout droit en courant vers le sommet de la colline pour mettre le maximum de distance entre moi et les Allemands puis j’amorce un virage à gauche vers les bois.
Une mitrailleuse me tire une rafale. Je me jette à plat ventre, puis me lance à nouveau en avant pour un bond. Le mitrailleur envoie encore une longue rafale loin devant moi et très bas, pensant que je vais me trouver en plein dedans. Je me plaque immédiatement contre terre. Encore un bond, encore une rafale. Je me rends compte qu’il a d’autres cibles, et aussi que je me trouve sur un sentier à vaches à flanc de coteau qui m’abrite un peu quand je suis couché. Encore cinquante mètres à faire : sauter, foncer,s’étaler. A nouveau debout, courir, une rafale, à terre. Je sens un choc à mon pied gauche. Des balles me font sauter de la boue et de la bouse de vache en pleine figure. Debout, foncer, s’étaler. Debout, foncer, s’étaler. Enfin je plonge dans les buissons à la lisère du bois. En rampant à quatre pattes je me retrouve dans un creux où les buissons sont plus épais.
Là, je retrouve Bidule sans expression, les yeux ronds et Radio II assis sanglotant, se tenant la tête,le visage ruisselant de sang. Je leur fais signe de ramper plus haut et de se glisser derrière un tertre.
Là nous trouvons Ludo et Maxime cherchant à reprendre leur souffle, allongés surle dos. Maxime me supplie de prendre sa sacoche : “N’en peux plus ! Épuise !Peux pas respirer ! Faut sauver ces papiers; prends-les et va-t-en ! Laisse-moi ici et continue”. Dans mon excitation d’avoir réussi à passer et d’être encore en vie, je me lève et l’engueule : “Ne fais pas l’idiot, allez, viens, lève-toi;nous voici tirés d’affaire maintenant, on est à l’abri des arbres.”Marquis me plaque au sol alors qu’une rafale coupe des branches à côté de nous,prouvant que j’avais dévoilé notre position. Ludo geint : “J’ai mon compte;touché dans le dos; un bras cassé.” Il murmure quelque chose d’incongru, comme content de t’avoir connu, le visage tordu par la douleur.
Prudemment je jette un coup d’œil vers la ferme. Un groupe d’Allemands est rassemblé dans le champ maintenant. Deux civils sont avec eux, dont un coiffé d’un chapeau feutre. Très agités ils gesticulent dans notre direction. Le civil en chapeau semble donner des ordres. Probablement la Gestapo, l’autre doit être le salaud qui a mené les Allemands jusqu’à la ferme.”Ils nous poursuivent; magnons-nous.” Nous traînons comme nous pouvons Ludo à travers les broussailles vers les grands arbres.
Nous tombons sur Marius Roche éperdu, pressentant le drame sans vouloir y croire :” Mon frère, mon frère ! A-t-on vu mon frère ?” (Moi, j’ai vu son frère Julien, son vrai jumeau. Il était un de ceux qui n’étaient jamais arrivés jusqu’aux buissons. Pourtant c’était lui quittait le plus près des bois. Je l’ai vu s’asseoir péniblement, tirer avec sa Sten et retomber.)
Plus haut nous ramassons au passage Chabert,puis Marc Jaboulay. A tour de rôle nous aidonsLudo.Maxime lève le bras en montrant du doigt :”Regardez ! Regardez-moi ça !” Nous regardons d’un air incrédule des nuages épais chargés de neige descendant rapidement vers nous dans la vallée étroite. En quelques minutes nous sommes enveloppés comme dans du coton. Une bourrasque de gros flocons de neige mouillés nous rafraîchit le visage.”C’est un miracle !” Je ne sais qui le dit, mais nous le pensons tous. C’est notre salut. C’est notre chance.
Traînant Ludo nous montons lentement pendant peut-être une demi-heure avant d’atteindre la crête. Pendant tout ce temps-là le tir continue en bas. On a l’impression que les mitrailleuses tirent des bandes entières d’un seul trait. Puis un nouveau bruit, un fracas retentissant : “Des mortiers sur la ferme,” dit Maxime. Et je pense “Adieu, Tintin.”
Et maintenant, du sommet nous entendons des explosions de l’autre côté. “C’est la ferme de Fez qui saute”, lance Maxime, “ou peut-être c’est le camp de Verduraz à Terment”.
Nous nous arrêtons un instant pour faire le point. Ludo avec deux balles de mitrailleuse dans le corps a besoin d’un médecin tout de suite. Je propose que nous examinions ses blessures. Maxime s’y oppose ;”Ça peut provoquer une hémorragie. Mieux vaut laisser la chemise coller à la peau.” La blessure à la tête de Radio II est superficielle; les blessures a la tête saignent toujours de façon impressionnante. Marc a reçu une balle qui lui à traversé une fesse de part en part. Une balle a égratigné la botte de Maxime, entamant légèrement le pied, mais lui rendant la marche pénible.Moi aussi, j’ai un souvenir : une balle qui a touché le talon de ma botte et une autre qui a laissé des traces dans ma canadienne. Les frères Julien et Marius ROCHE.

Il nous faut trouver un toit pour la nuit et un docteur pour Ludo. Le jour tombant, nous descendons du sommet en clopinant, guidés par les tirs dans les vallées de chaque côté de nous.Marius murmure de temps en temps en sanglotant. “Mon frères, mon frangin. Qui vau mon frère ?”Nous sommes huit ici. Nous étions vingt-deux. Deux sont allés chercher du pain nivelette. Que sont devenus Chabot et Terreur ?Marc, notre chef scout, me chuchote à l’oreille . “Mon baptême du feu ! Ouf !Maintenant je comprends ce que voulait dire mon père quand il disait, en parlant de la première guerre mondiale, qu’il y a toujours de la place entre les balles.”

Owen Denis JOHNSON Capitaine Paul.