Le camp de Triage et le Camp Michel se replient vers la Ferme de Lacoux, près de Geilles.
“À 22 heures un agent de liaison confirme la décision du Chef et sonne le branle-bas général. Le stock de vivres de Mystère a notablement diminué car ses nouveaux pensionnaires ont un bel appétit. Cependant il en reste encore plus que ne peuvent en porter les gars du Centre de Triage; ceux de Michel bourrent donc leurs sacs. Les boches n’auront pas le ravitaillement. Quant à Mystère, habitué aux vicissitudes de la vie, il fait appel à sa douce philosophie: il ne reverra plus ce qu’il a laborieusement économisé, mais grâce à lui peut-être bien des estomacs ne connaîtront pas les affres de la faim.
Une heure a suffi. Robert, Marius et Henri sont en tête d’une colonne de cent cinquante hommes dont la moitié du corps disparaît dans la neige. Le froid s’est aggravé en quelques jours. Une nuit d’encre bouche la vue à quelques centimètres. La tourmente ne discontinue pas. Ils sont plongés dans cette obscurité effrayante qui fait de la nature la plus terrible des ennemies.
Confiants, ils ont mis leur sort entre les mains des guides qui les entraînent au nord-est. Ils sont silencieux et tristes. Ils sondent le fond de leur détresse, et à ce contact les âmes les mieux trempées s’émoussent. Car enfin si l’humanité existait vraiment des gosses de vingt ans devraient-ils connaître une telle existence?
Autrefois ils avaient une maison, une famille, un lit moelleux… La bise glace les flocons sur le visage… Ont-ils été mis au monde pour vivre ou pour crever comme des bêtes dans la montagne par une nuit d’hiver?… Sous les rafales de la tempête la forêt mugit sur des kilomètres carrés…
L’abattement moral les tenaille. Ils reculent. Ils reculent toujours devant l’ennemi qui a détruit leur pays et brisé leur bonheur…
Ils ont laissé le bois. Ils suivent la ligne à haute tension que les guides ontrepérée… Ah! s’ils étaient équipés, armés, s’ils avaient des mitrailleuses, des mortiers, ou seulement des fusils-mitrailleurs en grand nombre, les boches apprendraient de quelle façon se battent les Français qui en ont le courage!…
Ils enragent. Ils serrent les dents. Les sacs pèsent lourd, le chargement dépasse bien au-dessus des têtes. La neige est de plus en plus épaisse à brasser. Ils enfoncent profondément et le pantalon mouillé glace les jambes et les brûle au frottement.
Ils avancent avec lenteur…
Soudain les premiers s’arrêtent. Un mur de pierres sèches barre le passage dont seul la crête apparaît. Pour le franchir, ce qui n’est qu’un jeu devient difficile avec le poids et le volume du sac, l’embarras de l’arme et de la sacoche de chargeurs. Avec discipline ils s’assoient les uns après les autres sur le fait. Les doigts se blessent aux pierres gelées. Ils balancent les jambes de l’autre côté, retombent sur le dos, s’enfouissent, s’arrachent à l’élément, se courbent en avant, repartent. À raison de trente secondes par hommes, les guides sont déjà loin que la queue est encore à l’arrêt. La colonne s’étire, s’étire…
Ils ressassent leurs pensées amères. Quand en auront-ils fini avec ces décrochages?…
Pendant trois kilomètres ils longent la route de Nantua à Apremont qui ne se distingue même pas du reliefordinaire. À la ferme du Cris, ils obliquent au nord-est, dans les vallons, dans les bois…Ils marchent depuis des heures. La monotonie du chemin n’a été coupée que par deux poses. Mais où est celui qui précède? Les tourbillons de neige ajoutent encore à l’aveuglement. Ils tâtonnent. Les traces sont là… Une masse épaisse: c’est le camarade…
Des cris retentissent à l’arrière, éloignés par le vent, étouffés par la neige. Les derniers ne peuvent plus rattraper le retard.
— Arrêtez! faites passer.
Le mot court le long de la colonne. À mesure qu’il se répète chacun stoppe. Ils reprennent haleine et grognent. Les pieds baignent dans l’eau qui emplit les souliers arrachés.
— Faites passer si ça y est…
Cette fois la question va de la tête à la queue. Le temps d’arranger le sac recouvert de la neige projetée par la bise ou tombée des arbres:
— Ça y est! faites passer…
Aussitôt les hommes commencent à piétiner. Petit à petit la colonne s’ébranle.
Le hurlement de la tempête couvre des toux rauques. Les muscles, par automatisme, commandent à la volonté. Un obstacle. Des hommes buttent, ombent de tout leur poids. Ils souhaitent s’endormir sur ce tapis qui paraît doux.
Ils ont traversé des champs et des champs. Ce doit être le plateau d’Apremont, pensent ceux qui ont quelque connaissance de la région. Mais comment est-il possible de ne pas s’égarer dans une telle nuit, dans une telle immensité?
Ne pas s’égarer! telle est l’unique pensée qui préoccupe Marius, Robert et Henri. Ils souffrent douloureusement de leur course précédente. L’esprit qui n’a plus aucune initiative s’embrouille dans la tête gifflée par le froid.
— Sommes-nous encore loin?
Sans cesse les questions les assaillent.
— Non, nous arriverons bientôt.
Ils auraient dû dire: «Nous ne devons pas être loin d’arriver». Mais ils n’osent pas. Ils ont peur de décevoir leurs camarades. Depuis un moment ils ont l’impression d’être perdus. Ils ont quitté les traces de la veille recouvertes par le vent. Où vont-ils?… L’inquiétude les ronge : ils ont la responsabilité de centcinquante hommes. S’ils tournent, tournent, s’ils font du chemin inutile les plus vigoureux ne résisteront pas. Les symptômes sont significatifs: les chutes sont plus fréquentes, les malheureux ne se relèvent que tirés par leurs camarades. Dans quelques heures ils tomberont tous…
Pourtant ce bois éveille en eux un souvenir. Sans doute est-ce le bois proche de la ferme. Mais où est-elle cette ferme?,.. Ils avancent et font des efforts de mémoire… Si seulement il n’y avait pas cette mitraillette qui s’obstine à glisser de l’épaule…
Une aube laiteuse fait place à la nuit. Le ciel bas, la terre, tout se confond dans une teinte blanchâtre qui,donne le vertige. La figure est labourée de rides brûlantes. Les yeux pleurent, les oreilles bourdonnent… Ils gardent pour eux leur inquiétude. Oui, ce bois, ils l’ont longé la veille. Il faisait jour alors, tandis que
maintenant la brume déforme le paysage… La forêt s’enfle, la montagne se transforme en vagues monstrueuses qui donnent la nausée… Ils ne se reconnaissent plus… Les hommes ressemblent à des nains difformes ou à des monstres horribles. L’esprit tourne à vide…
Ils ont perdu toute trace mais ils n’abdiqueront pas. .
Les guides s’obstinent sur un point de détail qu’ils ont noté mais la nature ne se révèle pas. Le doute, la peur s’ajoutent à la fatigue, au sommeil, et créent une déprimante sensation de vide. Ils ne lâchent pas prise. Ils ne seront pas battus.
Henri et Marius emmènent quelques hommes, poussent une reconnaissance.
Quand ils rejoignent, ensevelis jusqu’au ventre ils laissent échapper un cri de triomphe: «Ça y est!»
Ils ont reconnu un repère que Jane leur avait fait remarquer. Ils se croyaient perdus et la ferme est à trois cents mètres. Alors ils ont le dégoût de cette montagne qu’ils aiment, car c’est dans les moments terribles que son hostilité se révèle dans toute sa puissance. Ils remontent les sacs d’un coup de reins. Les mains en porte-voix, le Chef hurle: « Courage, on arrive! »
Quelques instants plus tard ils abordent ce qu’ils imaginent être un havre de paix. Ce n’est qu’une ferme froide, humide, déserte, étrangère. Mais le toit protège de la tempête.
Ils réalisent qu’ils foulent la terre dure, solide, puis, courroies détachées, ils s’entassent dans les pièces. Les derniers ne sont pas encore arrivés que les autres, écrasés, anéantis, se sont déjà endormis…
Lacoux, l’habitation a été préparée par Goyo, Gaby et ses agents de liaison.