Menu Fermer

Carte Invasion Dole

Ce samedi après-midi ensoleillé du 15 juin 1940, toutes les rues principales de Dole sont engorgées par des centaines de véhicules, des milliers de piétons.
Des nouvelles de plus en plus alarmantes sont colportées par cette masse de gens en mouvement qui s’écoule comme un fleuve intarissable. La situation de la France est catastrophique.
Les Allemands sont entrés hier matin à Paris. La Radio Suisse a annoncé qu’ils allaient s’efforcer de rejoindre au plus tôt le Haut-Doubs et le Haut-Jura pour couper la retraite aux troupes dont la mission est de défendre la Trouée de Belfort.
Depuis jeudi, Dole a vu défiler jour et nuit en gare des trains bondés de civils et dans ses rues de pitoyables colonnes de réfugiés en provenance d’Alsace et de Lorraine.
Ces fugitifs ont entraîné dans leur sillage des gens du Nord de la Franche-Comté car un vent de panique souffle sur tout l’Est de la France.
Chacun abandonne sa ville, son village et part devant soi en direction du Sud. Sans savoir où il va.
Les plus chanceux ont pu prendre le train.
D’autres ont suivi en camions, en automobiles, en motos.
Ensuite sont arrivées les voitures hippomobiles attelées de solides chevaux, puis des carrioles tirées par des carnes étiques, des mulets et même des ânes !
Déferlent aussi des cyclistes, des piétons poussant des voitures à bras, des brouettes, des landaus.
Beaucoup de ces malheureux sont à pied. Ils croulent sous le poids de sacs énormes, de valises où ils ont entassé ce qu’ils avaient de plus précieux. Il y a une majorité de femmes parmi les fuyards.

Sauve qui peut ! Ils arrivent !
Au début, les Francs-Comtois ont été très surpris de voir arriver ces gens dont l’âge va du bébé de quelques semaines au vieillard cacochyme.
Les terribles nouvelles qu’ils annonçaient se sont rapidement répandues. Elles évoquaient les bombardements meurtriers des villes de l’Est, les mitraillages en piqué des avions Stukas sur les routes encombrées de fugitifs.
Ceux-ci racontaient aussi des histoires effrayantes : « Sauve qui peut ! Les Allemands arrivent ! Ils se comportent comme des sauvages. Ils fusillent les hommes, violent les femmes, tuent les enfants ! »
Cette psychose de terreur, en se propageant comme un raz de marée, a jeté des centaines de milliers de gens sur les routes. Personne n’a le moyen ni le désir de contrôler la véracité de ces nouvelles. Elles précipitent le départ de nouvelles populations qui rejoignent sans réfléchir la cohorte de ceux qui défilent devant leur porte. Tous s’enfuient, la peur aux tripes, avec le désir animal d’échapper au massacre.
De nombreux Dolois commencent aussi à quitter la ville. Plusieurs magasins ont déjà baissé leurs rideaux. Il n’y aurait plus que deux boulangeries ouvertes. On manque donc de pain. La gendarmerie, la police plieraient aussi bagages. De même que les fonctionnaires des principales administrations. Si les services de l’État fichent le camp c’est que tout est perdu !

L’armée en déroute
Depuis trois jours d’interminables convois militaires se mêlent au flot des réfugiés descendant vers le Sud. Des engins tractant des pièces d’artillerie, des caissons de munitions, aussi des ambulances, des cantines roulantes et des camions chargés de soldats s’intercalent entre les véhicules civils.
Les réservistes battant en retraite sont désabusés. Certains disent : « Tout est foutu ! On n’a même plus d’officiers pour nous commander. Ils se sont tous tirés en bagnoles avec leurs poules ! »
Ces propos défaitistes accroissent encore le désespoir de la population. Ils sont exagérés car on voit encore passer des unités disciplinées avec des gradés au milieu de leurs hommes. Hélas ! Ces régiments ne remontent pas vers le front pour s’opposer à l’avance ennemie, mais s’enfuient en direction du Sud.
Le Jura est devenu l’un des carrefours de la gigantesque débâcle dans l’Est de la France. Des colonnes de véhicules, de piétons, affluent de Besançon, de Gray, de Dijon…
Toutes se rencontrent à Dole au début de l’avenue de Chalon, ce qui provoque un énorme embouteillage.
Durant les premiers jours de l’exode, des gens de la Prévôté ont tenté de contrôler les militaires pour repérer d’éventuels déserteurs. Ils ont dressé un barrage face à la caserne Bernard. Ça n’a pas duré longtemps. Un colonel d’artillerie a fait démolir l’obstacle pour que ses canons puissent passer. Il reste cependant une chicane qui continue de gêner la circulation. Si les Stukas repèrent ce gigantesque bouchon, ce sera un massacre jusque sur la place Grévy.
En regagnant le Poiset, mon quartier natal, je remarque que le flot militaire et civil est aussi très dense sur la RN5 en direction de Lons-le-Saunier. Le pont sur le Doubs est engorgé. Depuis le parapet, j’assiste à un spectacle inquiétant. Des sapeurs du Génie sont en train de poser des mines entre les piles de l’ouvrage pour le faire sauter.
Cette perspective est inquiétante. Ça signifie que les Allemands sont à présent aux portes de Dole !
De retour à la maison, ma mère inquiète de ma longue absence me gronde. Elle est en pleins préparatifs de départ car elle a décidé cet après-midi, avec ma grand-mère, ma tante et ma cousine Henriette, de prendre à notre tour à pied, demain matin à l’aube, la route de l’exode…